da TELERAMA del 22 febbraio 1995
La folle carrière d'Elton John
Il bétonne, Elton. L'homme qui a remué la place Rouge et fait frissonner
Central Park, dansé avec Elisabeth II et chanté avec France Gall,
présidé les destinées d'un club de football britannique et fondé une
association d'aide aux victimes du sida est bien plus qu'un milliardaire
de la romance excentrique ou un original bateleur binaire : un témoin
privilégié et lucide de près de trois décennies de folie rock'n'roll. En
attendant la sortie de son nouvel album, sir Reginal Dwight, son vrai
nom pour l'état-civil, se raconte pour Télérama : de l'enfance à
la rédemption, de la démesure à la passion, du Docteur Elton, le
compositeur délicat, à Mister John, le showman hystérique... Une
histoire exemplaire, avec pour seule morale ce refrain fameux : « Ne tirez pas, je ne suis que le pianiste... »
La bande-originale du Roi Lion et votre compilation se vendent comme des petits pains...
Depuis la sortie du film, il y a des gosses de 4 ans qui m'interpellent dans les aéroports en hurlant : « Oh, mais c'est le monsieur du Roi Lion, youpi ! »
Qui peut résister à ça ? Quant à la compilation, je suis ravi d'en
avoir vendu près d'un million et demi rien qu'en France. Mais ce système
laisse de moins en moins de place à la nouveauté, à la création. Les
maisons de disques n'ont aucun scrupule à abuser du public, des fans. Il
savent qu'ils peuvent leur faire acheter n'importe quoi et se
contentent de recycler continuellement le passé. Je n'ai pas l'intention
d'enchaîner les tournées « best of ». J'ai besoin de bouger, de me
lancer des petits défis. La routine est ce qu'il y a de pire. C'est elle
qui pousse aux excès les plus néfastes.
Votre nouvel album est annoncé comme un retour aux sources...
J'ai essayé de retrouver les conditions d'enregistrement de mes
albums du début des années 70, des disques comme Honky Château ou Goodbye Yellow Brick Road.
Sitôt les chansons composées, le groupe se mettait à les jouer, à
improviser dessus. C'était très spontané. Pour être tout à fait honnête,
sans renier les disques que j'ai enregistrés par la suite, j'avoue que
je me suis de moins en moins investi dans leur élaboration. Ce qui
m'intéresse, c'est chanter, jouer du piano. La technique m'ennuie.
Comment voulez-vous changer avec passion alors que ça fait cinq heures
qu'on attend que des types règlent je ne sais quels boutons ? Ces albums
sont honorables, ils ont eu du succès, je pourrais continuer comme ça
jusqu'à la fin de ma vie. Mais c'est paresseux et malhonnête.
La plupart des artistes, lorsqu'ils n'ont rien à dire, ne
publient pas de disques. Vous, on dirait que vous ne pouvez pas vous
empêcher d'enregistrer...
C'est mon métier et ma passion. Le rock doit être un des rares domaines
où l'on reproche aux gens de faire leur boulot, d'être productifs... La
seule constante dans ma vie, la seule source de bonheur réelle, c'est la
musique. Même lorsque j'étais toxicomane au dernier degré, que j'avais
réussi à bousiller tous les rapports humains et affectifs avec mes
proches, la seule chose positive qu'il me restait était la musique. A
mes débuts, la norme était d'enregistrer deux albums par an. Moi, ça me
convenait très bien, je compose très rapidement. Je ne trouvais pas ce
rythme infernal, il était au contraire adapté à ma créativité. Ce serait
plutôt le rythme lent d'aujourd'hui qui m'insupporte. Je fais des
disques depuis vingt-cinq ans, je crois que je connais mon métier.
Chanter juste et bien me paraît être la moindre des choses, ce n'est pas
le défi du siècle !
Qui vous a donné envie de chanter ?
Little Richard ! Il était incroyable avec son jeu de scène fou et look
dégénéré... A cause de lui, j'ai décidé très tôt que je deviendrai
pianiste de rock'n'roll. Bien sûr, il y avait aussi Jerry Lee Lewis.
Mais mon style s'apparente beaucoup plus à celui de Little Richard.
Jerry Le était très technique alors que le jeu de Richard était purement
soul.
Vous-même, à travers vos shows
et vos costumes délirants, vous avez perpétué
cette excentricité...
J'aurais du mal à dire que je ne suis pas excentrique. Il est clair que
je ne suis pas quelqu'un de franchement normal. Je n'ai jamais su me
contenter du nécessaire, j'ai toujours besoin d'avoir tout en triple
exemplaire. Il faut forcément être un peu maboul pour se comporter comme
je l'ai fait, pour pratiquer ce métier aussi intensément. Mais je pense
que les rock stars les plus atteintes sont celles qui affirment
qu'elles mènent une vie ordinaire. C'est impossible. Ça veut dire
qu'elles n'ont plus aucune lucidité.
Vous avez toujours été comme
ça ? Quand on voit des photos de vous très jeune, vous
avez l'air désespérément sage...
Ben oui. J'étais le petit garçon modèle type. Toujours sage et
discipliné. Tout ce qui sortait de la norme m'effrayait. Mais il y avait
à l'intérieur de moi quelqu'un d'autre qui souffrait, qui ne demandait
qu'à s'exprimer. Il ne s'est libéré qu'à 20 ans. C'est pour ça que je
suis décalé de dix ans : j'ai vécu mon adolescence tardivement. Toute
mon enfance, on m'a interdit de mettre des jeans, les habits que
portaient les autres. J'avais des chaussures affreuses, on aurait dit
des pompes orthopédiques !S'il y avait un mariage, je me retrouvais
habillé d'un ridicule costume blanc avec des petites sandalettes : le
vrai petit ange. Au fond, je n'avais aucune envie d'être cet enfant
modèle. Mais je ne l'exprimais pas. Par timidité, par faiblesse. Vous
voyez, ça tient à peu de chose, la création d'un rebelle !
Vous rêviez de faire partie d'un groupe comme les Stones ou les Beatles ?
Oui. D'ailleurs, j'ai commencé à 16 ans, avec Bluesology, un groupe de
rythm'n'blues. Mais ça ne réglait aucun de mes problèmes, j'étais
toujours le bon élève dans l'orchestre. Ce n'est qu'à partir du moment
où je me suis retrouvé seul à écrire avec Bernie Taupin que je suis
sorti de ma coquille. Soudain, ma vie a changé. C'est devenu une
nécessité pour moi de me débarrasser de mon vrai nom. Reginald Dwight,
ça n'était pas moi. En adoptant le nom d'Elton John, je pouvais enfin
cohabiter heureusement avec moi-même.
Restez-vous Reg Dwight dans votre vie privée ?
Toute lettre qui m'arrive adressée à ce nom-là file directement à la
poubelle ! Eric Clapton persiste à m'appeler Reg, et ça m'horripile. Il
va falloir que le lui dise une fois pour toutes… A part pour quelques
membres de ma famille, Regiland Dwight est mort et enterré il y a plus
de vingt-cinq ans.
Pourtant, il y a quelques années, vous
avez intitulé un des vos albums Reg strikes back (Reg
contre-attaque)…
Je n'essaie pas de faire croire que je suis né à 20 ans. Mais mon
changement d'identité a été réel, pas une simple formalité. J'ai fait
une longue cure de désintoxication, qui m'a appris à assumer mon passé.
Reg fait partie de moi aussi, il ne peut pas à son tour vivre enfermé et
bâillonné dans un placard. Reg strikes back était donc un titre gag, la
revanche de Reg : je vendais aux enchères tous mes costumes
extravagants, le petit garçon inhibé reprenait le dessus…
Pourquoi avez-vous abandonné vos déguisements délirants ?
J'étais allé beaucoup loin. J'avais l'air franchement pathétique dans
certains de ces costumes. Mais plus rien ne pouvait m'arrêter.
Sérieusement, j'étais aussi accro au ridicule et à la cocaïne. Ça
devenait invivable. Au début, j'en rigolais, c'était innocent. Et puis
rapidement, c'est devenu un jeu malsain, de toujours vouloir me
surpasser. La dernière fois que je me suis réellement amusé, c'est au
début des années 80, lorsque je suis apparu sur scène en Donald Duck.
Ensuite, ça a dégénéré. J'étais devenu complètement paranoïaque. On ne
pouvait plus me parler, émettre la moindre critique. J'étais
complètement bousillé par la drogue. Si vous regardez bien les photos de
cette période la plus folle, vous verrez que j'ai l'air profondément
triste, que mon regard est vide, absent… J'était gras et malheureux et
ça faisait marrer tout le monde. Aujourd'hui, il m'arrive encore de ma
déguiser. C'est une partie de ma personnalité que je ne peux pas
étoufer. J'aime m'habiller avec une certaine flamboyance. C'est ma
nature.
En fait, vous avez été victime de votre personnage…
Très vite, j'ai compris que je n'avais pas vraiment le physique pour
devenir une pin-up… Mais au moins, je pouvais être moi-même et m'amuser.
Au début des années70, la confusion des sexes régnait, les stars les
plus moches, comme Gary Glitter ou moi, plaisaient autant que les idoles
les plus belles, comme Marc Bolan ou David Bowie. On rivalisait de
costumes scintillants et délirants, dans la bonne humeur. Le second
degré était partout. Tout a dégénéré le jour où les stylistes ont
commencé à rôder dans mon entourage. Habiller Elton John était devenu
une véritable industrie.
J'étais dans une bulle, je vivais un rêve éveillé. Moi, le petit gros
complexé, je sortais des disques que tout le monde achetait et aimait.
J'étais au septième ciel. J'ai donc jeté toute mon énergie dans ces cinq
premières années de folie, où j'ai enchainé goulûment les albums et les
tournées. Qu'est-ce qu'on a à faire de vacances dans un métier où l'on a
l'impression de s'amuser continuellement ? C'est ainsi qu'en 1976, à
l'époque de l'album Blue Moves, sans m'en rendre compte, j'ai sombré
dans la drogue. Il faut dire que dans le genre innocent, je me posais là
: je n'avais même pas réalisé que mes musiciens fumaient des pétards.
Je trouvais juste qu'ils fumaient beaucoup de cigarettes… J'étais le
petit garçon naïf qui voulait à tout prix faire partie de la bande : «
Et moi, je peux goûter la poudre blanche ? » Je ne suis pas du genre à
pouvoir me rationner. C'est pareil pour l'alcool, les fringues, la
nourriture… J'ai une boulimie de tout.
Avez-vous souffert de passer pour un bouffon ?
On a prétendu que mes costumes détournaient l'attention de ma musique.
C'est injuste. Je comprends que Bernie Taupin, mon parolier, était
parfois un peu malheureux de voir ses magnifiques chansons interprétées
par un gugusse déguisé en canard ou en lapin. Mais je ne crois pas que
tant de gens achetaient mes albums juste pour avoir les disques d'un
canard. Mes costumes, mes délires n' étaient qu'un petit plus pour
égayer mes spectacles.
Chanteur intimiste pour jeunes filles romantiques sur disques, vous
vous êtes métamorphosiez en rocker délirant sur
scène…
dès mes débuts, je ne tenais pas en place dès que je mettais un pied sur
une scène. Je me servais de mon piano comme Hendrix de sa guitare. J'ai
essayé toutes les positions imaginables, debout dessus en sautillant, à
plat ventre ou même allongé en dessous avec les bras qui dépassent !
Comme nous n'étions qu'un trio, toute l'attention se portait sur moi.
J'étais le seul à martyriser un piano de la sorte à l'époque. Le
phénomène Elton John a démarré comme ça. Les quelques spectateurs qui
m'ont découvert, en 1970, n'en croyait pas leur yeux. Ils ne pouvaient
pas imaginer que ce zozo en short avec des boots à talon était la même
personne que le sombre jeune homme à lunettes qui venait d'enregistrer
ce disque curieux rempli de ballades délicates et raffinées ! C'est cet
incroyable décalage qui a tracé la voie pour toute ma carrière. Mes
modèles s'appelaient Little Richard et les Stones. Les voir sur scène me
donnait des frissons de joie. Comment aurais-je pu, avec de telles
références, me contenter de rester planté derrière mon clavier ? Il y a
toujours eux deux Elton, celui des disques et le showman fou.
Mais le fan de variétés vous apprécie plus que l'amateur de rock…
Parce que, malgré mes frasques, j'ai une image de bon petit gars. Depuis
toujours, des filles m'écrivent ou viennent me voir pour me materner,
me protéger. J'ai beau leur expliquer, elles refusent de croire que je
suis homosexuel. C'est plutôt mignon… Comme je n'ai pas la charisme de
Bowie, j'ai donné de l'espoir à beaucoup de gens qui se sentaient trop
ordinaire pour réussir dans la vie. Finalement, je suis presque devenu
un sex-symbol alternatif… La loyauté exceptionnelle de mes fans provient
de là, je pense.
De Lennon à Dylan, les grands du rock
vous ont rendu hommage. Mais la critique persiste à vous
mépriser…
Je ne comprends pas pourquoi. Je ne pense pas que ma carrière soit celle
d'un rentier pépère du rock. Je prends régulièrement des risques, je ne
dors pas sur mes lauriers. Mon seul tort est d'êrte un peu trop
universel, trop populaire. Je n'aurais jamais la crédibilité d'artistes
que j'apprécie beaucoup comme Lou Reed ou Iggy Pop. Mais ça n'est
vraiment pas grave. Je ne troquerais pas ma carrière contre elle d'un
autre…
Vous semblez fasciné par la famille royale. Vous ne ratez aucune occasion de traîner en leur compagnie…
Mettez-vous à ma place. Moi, pauvre petit gars né dans une famille très
modeste, je me retrouve un jour à danser le twist avec la reine
d'Angleterre ! C'était surréaliste. Je n'arrêtais pas de me pincer. Et
pourtant, c'était bien elle Elisabeth II qui jerkait avec moi sur Rock
around the clock le jour du 21e anniversaire du prince Andrew ! Ça ne
s'oublie pas !
Faut-il sacrifier beaucoup de choses pour faire carrière dans le rock ?
Malheureusement oui. C'est une vie très destructive. Les relations y
sont souvent extrêmes. On y brise beaucoup d'amitiés, on laisse des gens
sur le bord de la route. Plus on avance, plus on croise des gens
étranges. Pas plus étranges que les écrivains ou les comédiens
remarquez… On en revient toujours au narcissisme, à cette mégalomanie
maladive. En ce qui me concerne, c'est simple, je n'ai pas eu de père.
J'ai toujours été en quête d'amour. On cherche à être célèbre pour être
aimé du plus grand nombre. Mais c'est un amour très malsain, massif mais
à distance. Dès que l'amour s'approche de trop près, on le rejette, on
en a trop peur. Heureusement, je me soigne. Aujourd'hui, j'arrive à
concevoir une relation amoureuse sincère, pas uniquement fondée sur le
pouvoir et la séduction. Mais je sais qu'il y a toujours cet instinct en
moi qui risque de tout foutre en l'air. Je ne peux pas à 47 ans,
continuer à m'autoflageller, à m'interdire le bonheur, à me détester. On
ne devient pas rock star par hasard. Il faut être un peu détraqué,
avoir de sérieux problèmes psychologiques pour aspirer à cette vie
absurde qui oscille entre l'adulation de la foule et la solitude la plus
extrême. Désolé, mais personne de normal ne pourrait supporter cette
vie.
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